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Une Fiat Uno lancée à vive allure, échappa au contrôle de son conducteur et alla percuter le mur d’un immeuble. Des rafales de fusils d’assaut fauchèrent des passants éparpillés. Des vitrines explosèrent, se déversèrent sur les trottoirs en cascades scintillantes.

Mark et Fred foncèrent au milieu des voitures et des rickshaws coincés dans le début d’embouteillage. Ramesh courait quelques mètres devant eux. Son lungi se soulevait comme une aile inutile et dévoilait par intermittence ses jambes brunes. La silhouette claire et fuyante d’Indrani disparut à l’angle de la ruelle et du boulevard. Des balles ricochaient sur les pavés, sur les calandres, soulevaient de petits nuages de chaux sur les murs. Hors d’haleine, Fred trébucha, perdit l’équilibre, se rétablit de justesse, lança un coup d’œil par-dessus son épaule. Ses poursuivants escaladaient les véhicules à l’arrêt, dévalaient les capots, progressaient comme un fleuve de boue se glissant dans les failles. Sa peur lui donna la force de repartir. Malgré ses poumons en feu, malgré son cœur détraqué, malgré ses muscles carbonisés.

Mark se débarrassa de son sac, contourna un bus coincé en travers, bouscula un passant, puis deux, trois... Il se rendit alors compte qu’il s’était jeté dans le fleuve humain du boulevard. Il distingua les cheveux roux de Fred à trois ou quatre mètres de lui. Le ululement d’une sirène fendit le vacarme comme une étrave. Une noria d’Hindustan vert et blanc surgirent à contresens et bloquèrent l’entrée de la ruelle dans un hurlement de freins et de gomme. Mark se hissa sur la pointe des pieds pour regarder en arrière. Des flics en uniforme beige, l’arme au poing, sortirent des voitures, s’accroupirent derrière les portières et ouvrirent le feu sans sommation.

Une main se posa sur le poignet de Mark, une onde de chaleur lui irradia le bras. Haletante, Indrani s’agrippa à lui pour résister aux poussées désordonnées de la foule.

« Le Dalit, murmura-t-elle. Ils m’ont retrouvée... »

Mark chercha Fred des yeux, fut surpris de le découvrir juste derrière lui, plié en deux, les mains posées sur les genoux, crachant ses poumons.

« Bordel de merde, j’ai passé l’âge de ce genre de conneries ! gémit Cailloux, livide. Je croyais... je croyais que ces gars-là ne connaissaient pas votre cachette...

— Ils sont partout. Un de leurs informateurs a dû me repérer. »

Le boulevard s’évacuait comme une baignoire se vidant de son eau. Les conducteurs et les passagers désertaient les véhicules immobilisés et couraient se réfugier sous les porches. Un déluge de feu pleuvait maintenant sur la ruelle. Aux aboiements des automatiques des flics répondaient les crépitements des fusils d’assaut.

« Pourquoi vous poursuivent-ils ? demanda Mark. Si j’ai bien compris, ce n’est pas vous qui avez le DVD.

— Ça, ils ne le savent pas. Ils ont sûrement lancé un deuxième groupe aux trousses de Venkatesh. »

Adossé à la façade d’un immeuble, Ramesh cria quelques mots en kannada.

« Ne restons pas ici, dit Indrani. Nous ne pouvons pas récupérer la voiture, mais nous avons encore une chance d’attraper le Kaveri Express. »

Un monstrueux embouteillage s’étant formé dans les rues de la vieille ville, c’est à pied qu’ils gagnèrent la gare, distante d’un kilomètre environ. Fred râla tout au long du trajet, contre la chaleur, contre les insectes, contre les mendiants, contre le grouillement démentiel des métropoles indiennes. Ce fut encore pire à la gare, où d’interminables files d’attente s’étiraient devant les guichets de l’Indian Railway de part et d’autre d’une vache allongée qui trônait comme une maharani au milieu du hall.

« Huit heures. Pas le temps de prendre nos billets. On va le rater, votre foutu train !

— No problem, mister, fit Ramesh avec un sourire. Vous aller devant, moi acheter tickets. »

Indrani, Mark et Fred filèrent donc sur le quai tandis qu’il se glissait dans l’une des files d’attente. Une foule grouillante de voyageurs et de sans-abri se pressait sur l’aire de départ, harcelée par les colporteurs de journaux et les mendiants. Indrani héla un petit vendeur et lui acheta trois tasses d’un café au lait bouillant et sucré jusqu’à l’écœurement. Fred repoussa un mendiant affligé d’un énorme goitre. Tout en buvant son café à petites gorgées, Mark observa la multitude environnante. Intouchables, membres des castes supérieures et inférieures se côtoyaient dans une indifférence forgée par des siècles de tradition. Ils partageaient le même sol mais ne vivaient pas dans le même monde. Cependant, Mark entrevoyait des ponts jetés sur les gouffres, des gestes de colère, des regards de haine et d’envie, des expressions de mépris ou de crainte. Le mouvement terroriste du Dalit n’était que l’émanation tempétueuse de courants profonds qui minaient les fondations de la société indienne. Le pays était au bord de l’explosion, et dans l’ombre, certains prédateurs se battaient déjà pour s’emparer de sa dépouille. Un homme comme Jean Hébert avait-il réellement participé à cette entreprise d’anéantissement ?

« Pourquoi Hébert s’était-il réfugié dans cet ashram ? »

Le vacarme ambiant avait contraint Mark à hurler.

« Sri Ananda Saraswati est passionné de biologie moléculaire, répondit Indrani d’une voix forte. Ils étaient devenus proches.

— Le monde à l’envers ! grinça Fred. L’Islam, l’hindouisme, voilà maintenant que les superstitions volent au secours de la science de pointe...

— Pour Jean, l’opposition science et religion n’avait aucun sens ! coupa Indrani avec agressivité. Il était convaincu que des vérités scientifiques se cachent dans les textes sacrés. »

Fred avala une gorgée de café avant de tourner vers Mark un visage goguenard.

« Tiens, tiens... Ça me rappelle quelqu’un... »

Mark se contenta de hausser les épaules. Son intérêt pour les religions lui valait de régulières et virulentes prises de bec avec Fred. Comme beaucoup de scientifiques, Mark avait d’abord rejeté en bloc toutes formes de croyances au début de ses études, le bouddhisme de sa mère, la tradition juive de son grand-père, l’orthodoxie de sa grand-mère. Puis, comme bien d’autres avant lui, il s’était heurté à l’obstacle de l’incertitude quantique. Plus on essayait de se rapprocher du réel, plus celui-ci se voilait, une loi implacable. Aux abords de la trentaine, il avait donc ressenti le besoin de se plonger à nouveau dans l’étude des textes sacrés : Ancien et Nouveau Testaments, Tao, Livre des Morts tibétain, Upanishads, mythes sumériens, égyptiens, grecs, amérindiens, africains... Pour en conclure, provisoirement, que le concept de vérité n’avait pas de sens.

« En attendant, votre saint homme n’est pas né de la dernière pluie, reprit Fred. Il extorque le fric des gogos occidentaux pour investir dans la biotechnologie. »

Les yeux d’Indrani s’enflammèrent.

« Vous savez très bien qu’en matière de brevet, c’est le plus rapide qui gagne. Sri Ananda cherche seulement à sauvegarder le patrimoine génétique de l’Inde.

— Qu’il compte, je suppose, exploiter à son profit... »

Indrani soupira, se détourna et s’absorba dans la contemplation d’une fillette de cinq ou six ans qui papillonnait de groupe en groupe pour essayer de glaner quelques paisa.

« Connaissez-vous le margousier ? reprit-elle au bout de quelques minutes.

— Un arbre, je crois, répondit Mark.

— L’arbre sacré des textes anciens. Les paysans indiens connaissent et utilisent ses vertus curatives depuis des siècles. C’est aussi et avant tout un excellent pesticide naturel. Bien supérieur aux insecticides chimiques. Une société américaine, la W. R. Grâce, a isolé le principe le plus actif de la graine de margousier, l’azadirachtine. Elle a demandé et obtenu un certain nombre de brevets concernant l’extraction et la production d’azadirachtine. Le résultat, monsieur Cailloux...

— Fred.

— C’est que ce principe est devenu un produit du marché international.

— Qu’est-ce qui empêche votre pays de continuer à utiliser le margousier ? fit observer Mark. Rien ne l’oblige à passer par la Grâce pour produire ses propres insecticides.

— Rien, en théorie. Mais il se trouve que notre procédé ancestral d’extraction est le même que celui prétendument inventé par la Grâce. Nos chercheurs n’avaient pas pensé à le breveter. Ils étaient persuadés qu’il appartenait au domaine public. Nos paysans vont bientôt devoir payer pour une technique qu’ils utilisaient naturellement depuis des siècles. Sri Ananda se cherche pas à faire des profits, monsieur Fred. Son seul but est de soustraire la biodiversité indienne à la rapacité des hyènes de tous poils. »

L’arrivée du train, tiré par l’une de ces motrices sans grâce qui avaient peu à peu supplanté les machines à vapeur de l’Indian Railway, déclencha une formidable pagaille. Avant qu’il n’ait eu le temps de s’immobiliser au bord du quai, des dizaines de porteurs et de voyageurs se mirent à courir le long du convoi. Les porteurs lançaient les bagages par les portières ou les vitres grandes ouvertes et s’engouffraient par le même chemin dans les wagons qui continuaient d’avancer au ralenti. Fred ouvrait des yeux effarés au spectacle de ces jambes qui gigotaient pendant quelques secondes dans le vide avant d’être happées par la pénombre du compartiment.

Ramesh les rejoignit en exhibant les quatre billets qu’il avait arrachés de haute lutte, puis s’enfonça sans attendre dans la marée humaine qui engloutissait le quai.

« Il n’a pu obtenir que des billets de deuxième classe, dit Indrani en le suivant du regard. Nous ne sommes pas certains d’avoir des places assises. Il va essayer de nous en trouver.

— Ce mec est vraiment une perle ! s’exclama Fred. Ça fait combien de temps qu’il travaille avec vous ?

— Quelques mois. C’est un intouchable. L’homme à tout faire de la Carnatic Bio Tech. Son métier de chauffeur de taxi lui permet d’arrondir ses fins de mois.

— Il est fiable ?

— Jean avait confiance en lui.

— Dans ces conditions, évidemment... » grinça Fred.

Ils jetèrent les tasses en argile et remontèrent péniblement le convoi jusqu’à ce que Ramesh les hèle depuis la fenêtre du compartiment de deuxième classe où il gardait quatre places avec une férocité de cerbère. Jouant des épaules et des coudes, ils parvinrent à grimper dans le wagon, à traverser le couloir et à s’asseoir sur les banquettes de bois. Fred se retrouva coincé entre Ramesh et une grosse femme drapée dans un sari blanc, Mark entre la fenêtre et Indrani. Des hommes et des femmes s’assirent à même le plancher dans l’étroit espace qui séparait les deux banquettes. D’autres grimpèrent sur les couchettes, de simple planches sur lesquelles il se tassèrent comme des sacs de chiffons, laissant leurs pieds frôler les têtes des voyageurs du dessous.

« Difficile de croire que ce bordel ambulant appartient à la même famille que le TGV ! grommela Fred.

— Justement, le gouvernement projette d’installer une ligne à grande vitesse entre Mumbai et Delhi, fit Indrani avec une moue amusée. Il hésite entre le TGV français et le système à coussin d’air japonais.

— Va falloir faire de sérieux efforts dans le système de réservations ! »

Sa grosse voisine adressa quelques mots à Fred avec un large sourire qui dévoilait ses gencives et ses dents rougies par le bétel. Les occupants du compartiment se tournèrent aussitôt vers lui. Il eut l’impression d’être cerné par une nuée d’étoiles lointaines et moqueuses.

« Elle dit que vous devriez cesser de vous agiter, ou votre mort finira par vous rattraper, traduisit Indrani.

— Il me semble que je n’étais pas le seul à vouloir monter dans ce train !

— Peut-être, mais vous, vous continuez de vous agiter même après avoir obtenu votre place. »

Le regard acéré de sa voisine avait dépecé Fred Cailloux en moins de deux secondes. Il se sentit aussi désemparé que le jour où il s’était retrouvé nu face à sa première fille.

« Elle en sait, des choses sur moi...

— C’est une jaïna. Elle respecte toute forme de vie. Elle s’intéresse seulement à vous. »

La grosse femme lui sourit en remuant la tête, un geste qui restait gracieux, aérien, en dépit de sa corpulence.

Le Kaveri Express s’ébranla à neuf heures vingt, soit un retard de près d’une heure par rapport à l’horaire prévu.

D’express, il n’avait que le nom, car il roulait à l’allure d’un tortillard et s’arrêtait dans chacune des gares perdues de la campagne carnate. A chaque halte, des centaines de voyageurs descendaient, des centaines d’autres montaient. Les uns convoyaient des moutons ou des chèvres, d’autres transportaient, sur un brancard, un mort enveloppé dans un drap maculé de taches. Des dizaines d’enfants surgissaient des environs et se déployaient dans les wagons, proposant, à grand renfort de glapissements, des cacahuètes, des bananes, du café ou du thé. Les plus petits lançaient des pierres sur les macaques en quête de nourriture et rôdaient le long des wagons pour soutirer quelques paises aux voyageurs tassés contre les fenêtres.

Une vie intense se déployait dans l’ombre de ces villes en mouvement que sont les trains de l’Indian Railways. Les haltes innombrables dans des gares se résumant à un abri délabré et un quai de terre rouge avaient manifestement pour les villageois davantage d’importance que la mousson ou que le cours mondial des céréales. Dans les pays occidentaux, la phobie de l’entropie générait des systèmes clos où les inadaptés n’avaient pas leur place. En Inde, et Mark avait remarqué cette caractéristique dans de nombreux pays du Sud, entre autres dans le Viêt-nam natal de sa mère, les populations s’emparaient du désordre avec une frénésie et une ingéniosité inlassables. L’Occident s’était considérablement fragilisé en perdant l’habitude de recycler le chaos. Il n’avait plus d’autre choix, désormais, que d’accélérer le mouvement pour ne pas sombrer dans son propre vide.

Un soleil incertain brillait dans un ciel gris perle et entretenait une moiteur étouffante dans le compartiment bondé. Mark contemplait d’un œil distrait les somptueuses forêts de tek et de bois de rose, les villages des différentes tribus qui peuplaient la campagne carnate, les femmes parées d’étoffes aux couleurs éclatantes, les gosses bruns et nus qui pataugeaient dans les mares boueuses, les temples en ruines dévorés par la végétation, les éléphants aspergés par leurs cornacs sur les rives des cours d’eau, les troupeaux de buffles dispersés dans les rizières.

De temps à autre, il sentait sur sa joue le regard insistant d’Indrani, comme un rappel brûlant de la chaleur qui se diffusait par sa hanche et sa jambe. Ces champs, ces forêts, ces collines, ces rochers lui apparaissaient comme autant de vestiges d’un paradis oublié. Il avait intégré le World Ethics and Research afin de traquer et dénoncer les perversions de la science, mais bon nombre de ses illusions s’étaient fracassées sur les écueils économiques, sur les réalités du pouvoir. Parfois l’envie le prenait de renoncer, de se retirer au Nouveau-Mexique pour se consacrer à l’astrophysique, sa première passion, et s’adonner au pur plaisir de la recherche fondamentale. Mais quelque chose l’en empêchait. Le regard figé de Samuel, peut-être, ce grand-père qu’il n’avait jamais connu et dont le portrait photographique veillait inlassablement sur le salon du pavillon de la Butte-aux-Cailles. Ou encore la lutte perdue d’avance de Joanna pour réhabiliter la mémoire de son mari. Et puis, il y aurait toujours des poignées de dingues qui exploiteraient les dernières découvertes scientifiques pour hâter la ruine de l’humanité. Les Intouchables du Dalit, probablement manipulés par une puissance politique ou économique, n’étaient que les derniers en date.

Le compartiment se vida partiellement en gare de Mandya. Au grand soulagement de Fred, sa voisine se leva et lui adressa quelques mots en kannada avant de sortir.

« Elle demande sur vous la bénédiction de Lakshmi, la déesse de l’abondance, traduisit Indrani.

— Je croyais qu’elle était jaïna. Lakshmi est une déesse du panthéon hindou... » marmonna Fred après avoir salué la grosse femme d’une mimique.

Les yeux d’Indrani se plissèrent de surprise.

« Le jaïnisme est d’essence athée, mais de nombreux adeptes intègrent la bhakti hindoue à leur culte. Je ne pensais pas que vous aviez une telle culture...

— Je progresse vite ! »

Deux Occidentaux vêtus à la mode indienne vinrent occuper les places vacantes. Un homme et une femme, la trentaine ; elle, brune aux cheveux courts, visage dur, corps dont les angles torturaient l’ample robe de coton ; lui, chevelure blonde rassemblée en queue de cheval, traits fins, presque angéliques, yeux turquoise, sandales de cuir, veste Nehru et dhotis blancs. Ils ne tardèrent pas à se présenter, visiblement désireux d’engager la conversation. La femme, Janet, était australienne et médecin, l’homme, Duane, américain et biochimiste. Ils travaillaient pour le compte d’une organisation non gouvernementale qui, sous le parrainage de l’OMS, se chargeait de trier et de distribuer en Inde les surplus de médicaments en provenance de l’Occident. Ils avaient collaboré à l’installation de dispensaires à Delhi, à Calcutta, à Chennai (ex-Madras), puis on les avait expédiés dans l’État du Karnakata, où le développement vertigineux de Bangalore avait créé des besoins importants en produits pharmaceutiques. Ils avaient quelques jours devant eux et en profitaient pour visiter la région.

« On nous a dit que le palais Amber Vilas de Mysore est l’un des plus... euh, typiques du sud de l’Inde, avança Duane.

— L’un des plus visités, oui. Mais certainement pas le plus authentique », fit Indrani du bout des lèvres.

Elle souhaitait manifestement conserver une certaine distance avec les nouveaux arrivants.

« Et vous ? demanda Duane en promenant tour à tour son regard sur Mark et Fred. Que faites-vous en Inde ?

— Un reportage, dit Fred. Nous sommes journalistes. »

Le train démarra après qu’une dizaine de coups de sifflet eurent transpercé le brouhaha de la gare de Mandya.

Fred s’assoupit durant les trente derniers kilomètres du trajet. Mark le soupçonna de simuler le sommeil pour avoir la paix. Comme Indrani et Ramesh gardaient un mutisme obstiné, il lui revint de soutenir la conversation, en anglais le plus souvent, un exercice d’autant plus fastidieux que Duane et Janet professaient une haute opinion d’eux-mêmes et l’assommaient avec leurs considérations hygiénico-sanitaires. En les écoutant, Mark ne pouvait s’empêcher de penser à ces missionnaires des siècles derniers armés de dogmes et convaincus d’œuvrer pour le salut de l’humanité. Cependant, s’il ne concevait aucun doute sur la sincérité de la femme, il sentait que quelque chose sonnait faux chez Duane. A commencer par cette façon d’exploiter les moindres occasions, les moindres mouvements de voyageurs, pour épier Indrani à la dérobée. Les éclats métalliques de son regard démentaient l’angélisme de ses traits et généraient chez Mark un malaise diffus. Aussi ressentit-il un certain soulagement lorsque le Kaveri Express entra en gare de Mysore.

Contrairement à Bangalore, Mysore restait épargnée par la lèpre du modernisme. Les vestiges de la colonisation anglaise, bâtiments victoriens, parcs verdoyants, larges artères, se fondaient harmonieusement dans la splendeur passée du temps des maharajahs. Au sortir de la gare, une agréable construction de couleur rose qui ne donnait pas la même impression de fourmilière démente que les gares des mégapoles indiennes, Duane et Janet demandèrent à Mark s’ils pouvaient se mêler à leur petit groupe pour visiter le palais d’Amber Vilas.

« Nous ne sommes pas venus à Mysore pour faire du tourisme, objecta sèchement Mark.

— Je comprends, dit Duane. Nous descendons à l’hôtel Palace Plaza, Sri Harsha Road. Et vous ?

— Nous repartons ce soir », dit Indrani.

Duane hocha la tête d’un air déçu.

« Si vous changez d’avis... »

L’Australienne et l’Américain prirent congé et hélèrent un rickshaw, mais, au moment de grimper sur la banquette, Duane revint sur ses pas et fit signe à Mark de se rapprocher.

« J’ai été envoyé dans le Karnataka par quelqu’un dont le nom vous dira certainement quelque chose, dit-il à voix basse. Le professeur Salinger. »

Mark masqua sa surprise en laissant errer son regard sur les terrains de sport qui jouxtaient la gare et sur lesquels de jeunes Indiens disputaient une partie acharnée de football. Un peu plus loin, un cornac proposait à un couple d’Italiens une promenade sur le dos de son éléphant, un grand mâle attaché à un arbre et affairé à engloutir un énorme monticule d’herbes.

« Rejoignez-moi dans deux heures à l’entrée du palais Amber Vilas, ajouta rapidement l’Américain. J’ai pas mal de choses à vous dire. Entre autres de vous méfier de cette femme, Indrani. »

Il s’éloigna avec un sourire et rejoignit Janet sur la banquette du rickshaw. L’engin à trois roues s’ébranla dans une pétarade de feux d’artifice et se fondit dans le maigre trafic qui s’écoulait sur l’avenue perpendiculaire.

Fred retira sa veste et dégrafa les trois boutons du col de sa tunique. La chaleur, tempérée par une douce brise, restait agréable, mais il transpirait à grosses gouttes et s’éventait avec la revue qu’il avait ramassée sur une banquette vide.

« Qu’est-ce qu’il te voulait ? demanda-t-il à Mark.

— Rien d’intéressant... »

Fred connaissait trop bien son Sidzik pour ne pas déceler les non-dits dans la sécheresse de la réponse, mais il comprit qu’il valait mieux ne pas insister pour le moment. Indrani leur proposa de gagner à pied Sayali Rao Road, distante de cinq cents mètres.

« Venkatesh nous attend chez un fabricant d’encens, près du marché Devaraja. »

Le flot des piétons était de plus en plus dense au fur et à mesure qu’ils s’enfonçaient dans le cœur de l’agglomération, dominée par les flèches dorées et les dômes rouges du palais Amber Vilas. C’était ici la même cacophonie, la même profusion d’odeurs et de couleurs que dans la vieille ville de Bangalore. Un charivari multiplié par dix, par cent, le long du marché Devaraja, où les marchands trônaient sur leurs étals avec une majesté de maharadjah. Ramesh se chargeait d’écarter les rabatteurs qui bourdonnaient comme des mouches autour de Fred.

L’ombre, qui s’était estompée dans le train, se perchait à nouveau sur l’épaule de Mark, soufflant un courant froid entre son oreille et son cou. La mort se terrait quelque part dans ce désordre fécond. Dans le regard sombre de cet homme au visage grêlé, peut-être. Ou dans les haillons de cette femme aux mains rongées par la lèpre. Ou encore dans le ventre distendu de cette fillette allongée sur un trottoir...

Ils s’engagèrent dans une rue plus calme, puis, une trentaine de mètres plus loin, Ramesh les conduisit dans une cour intérieure pavée de pierres blanches, cernée par deux immeubles de trois ou quatre étages et baignée d’un silence mortuaire. Fred, en nage, s’épongea le front d’un revers de manche. Mark balaya les environs d’un regard fébrile.

La cour était déserte. Une odeur indéfinissable sous-tendait les effluves capiteux, presque écœurants, du santal.

« Atelier de Wishwanath, agarbathi, encens, déclara Ramesh en désignant une porte dont l’un des battants, resté ouvert, claquait doucement contre le mur. Appartment, first floor... »

Ils s’introduisirent à l’intérieur de l’atelier, éclairé par une ampoule nue. Dans la première pièce, ils découvrirent des milliers de tiges de bambou étalées sur des bâches et teintes en vert ou en rouge, des sacs de poudre parfumée, de grands bacs en pierre contenant de la pâte molle de santal. Ramesh lança un regard inquiet à Indrani.

« Nobody, chuchota-t-il. Very strange. »

Ils franchirent une porte en enfilade et entrèrent dans une seconde pièce plongée dans la pénombre. Une vingtaine d’autres bacs alignés le long d’un mur en pierres apparentes contenaient de la pâte blanche ou de la poudre ocre. Une fois accoutumés à l’obscurité, il discernèrent des coussins, des tables basses couvertes de tiges de bambou, des vestes accrochées à des patères, une statuette de Ganesh ornée de guirlandes et posée sur un poste de radio, des gants et divers objets disséminés sur le sol de terre battue.

Ramesh cria quelque chose en kannada, mais seul le silence répondit à son appel.

« Le sang !, s’exclama Mark.

— Quoi, le sang ? grogna Fred.

— L’odeur... »

Mark se rua vers la porte du fond de l’atelier. Fermée à clef, elle refusa de s’ouvrir. Ramesh le rejoignit, lui fit signe de s’écarter, plongea la main dans l’échancrure de son lungi, en sortit un pistolet, déverrouilla le cran de sûreté, tira deux balles dans la serrure.

« Putain, ce mec se balade avec un flingue ! » déglutit Fred, soudain plus pâle que sa tunique.

Sous la pression de Ramesh, la porte s’entrebâilla sur une cave voûtée. Des bâtons d’encens séchaient sur des grilles suspendues. Une suffocante odeur de boucherie dominait les effluves de santal.

L’Indien se glissa dans la cave, suivi de Mark.

Un corps gisait entre deux étagères. Une femme couchée sur le ventre et dont le sari, déchiré de part en part, était taché de terre et de sang.